L’Europe essaie une fois de plus de taxer le numérique, mais les GAFA sont devenus tellement puissants qu’ils résistent à tous les pouvoirs politiques. Analyse de Jean-Marc Sylvestre.
L’Union européenne s’est replongée cette semaine dans le dossier de la fiscalité des GAFA opérant sur le marché Européen. Ce dossier est surtout poussé par la France depuis qu’Emmanuel Macron en a fait sa priorité. Le problème est que les Européens n'arrivent pas à s’accorder. Par ailleurs, les entreprises européennes du numérique regardent d’un mauvais œil ce projet dans la mesure où elles devront faire face elles aussi à une fiscalité accrue.
La réalité de ce dossier, c’est que les sociétés américaines du numériques sont devenues tellement puissantes que les grandes démocraties ne parviennent pas à les réguler. A tel point d’ailleurs que certains chercheurs se demandent pourquoi il faudrait les réguler et limiter leur pouvoir.
Les grandes sociétés mondiales sont nées avec la révolution des nouvelles technologies. Elles ont, pour la plupart, moins de 20 ans. Google est née avec un moteur de recherche particulièrement performant. Facebook n’était au départ qu’un réseau de communication pour des étudiants de Harvard. Quant à Amazon, c’était une librairie qui vendait des livres par correspondance.
Ces trois entreprises, auxquelles il faudrait ajouter Apple et Microsoft, qui sont plus anciennes et qui ont su épouser les mutations technologiques, sont devenues gigantesque, avec chacune près de 2 milliards de clients autour du globe, une capitalisation boursière qui varie entre 600 milliards et 1000 milliards de dollars. Elles peuvent donc acheter tout et n’importe quoi. Elles sont plus riches que beaucoup d’Etats. Plus riche que la valeur cumulée des constructeurs automobiles ou même que les 2/3 des entreprises du CAC 40.
Elles financent des budgets de recherche beaucoup plus conséquents que les budgets de recherche publique, y compris aux Etats-Unis.
L’avènement de la connectivité va leur donner encore plus de pouvoir. Sans faire de science-fiction, elles peuvent avoir la main sur tous les objets connectés qui vont faire partie de notre vie quotidienne. Sans inquiéter les opinions publiques inutilement, elles peuvent aussi avoir la main sur tous les systèmes d’intelligence artificielle. Les Jeff Bezos et Marc Zuckerberg peuvent déjà se prendre pour des dieux vivants, régnant sur l‘humanité toute entière. Leur puissance leur permet de travailler dans tous les pays du monde, dans toutes les cultures et tous les langages, ils défient les climats, les continents et les frontières politiques.
A tel point que les grandes démocraties sont assez impuissantes à réguler ou même observer ces grandes entreprises qui ne sont pas forcément mues par des sentiments malveillants, mais qui ont toutes une vision de l’organisation des sociétés qui ne passe pas forcément par les principes de la démocratie.
Les GAFA sont attaquées sur trois fronts. Mais sur ces trois fronts, les grands groupes se défendent très bien et paraissent absolument inébranlables.
Le premier front ouvert par les grandes démocraties est celui de la protection des libertés individuelles. Les GAFA commencent à disposer aujourd’hui d’une masse d’informations sur les données personnelles. Les GAFA ont récupéré tout ce qu’il est possible de savoir sur les hommes et les femmes qui ont, une fois dans leur vie, touché une souris d’ordinateur. A tel point que ces données représentent l'essentiel de leur richesse parce qu‘elles sont utilisables par n'importe quel producteur de biens ou de services pour toucher son client actuel ou potentiel. Ils peuvent aussi disposer de données sur les opinions personnelles, religieuses ou politiques, sur la santé et le mode de vie.
L’utilisation de toutes ces données peut représenter un risque pour l‘exercice de la liberté individuelle.
L‘Europe s’est insurgée et a réussi à imposer des règles qui limitent l’utilisation des données personnelles à l’autorisation du donneur. C’est la fameuse directive de la RGPD, qui vient d’entrer en vigueur en mai dernier. Cela dit, les Etats européens ne se font pas d’illusion sur la capacité des chercheurs à mettre au point des systèmes de piratage de données à des fins de racket financier ou à des fins terroristes ou politiques.
Donald Trump, qui considère que les GAFA sont plus sensibles aux idées «démocrates» qu’à ses propres idées plus conservatrices, a décidé de mettre en place un contrôle des contenus au nom de la liberté d’expression. Le président américain considère qu’il est victime de l’ostracisme des réseaux sociaux ou de Google, il demande alors plus de neutralité. Mais il peut difficilement obtenir quelque chose sur ce dossier sauf à attenter, précisément, à la liberté d’expression. Le moteur de recherche Google, auquel Trump dénonce son parti pris, fonctionne sur la base d’un algorithme qui a toujours été difficile à percer. La notion de neutralité est en outre un concept très complexe.
Cela dit, le problème mérite d’être étudié quand on voit ce qui se passe en Chine, où les contraintes de la démocratie ne sont guère explicites. Les grands de l’industrie numérique chinoise mettent à la disposition du pouvoir les données personnelles qui sont ainsi récupérées et gérées et pas seulement dans un objectif commercial, mais très certainement politique. On parle par exemple des progrès sur la reconnaissance faciale des individus en Chine et utilisés à des fins d’identification ou de reconnaissance des individus.
Le deuxième front est d’ordre fiscal. Avec une activité mondiale assez difficile à tracer puisque leurs services et produits sont immatériels, les GAFA sont devenus les maitres de l’optimisation fiscale. On ne paie l’impôt que là où on est obligé de le payer (aux USA par exemple), sinon on ne le paie que là où les taux sont les plus faibles. La comptabilité interne des grands groupes permet de faire circuler les flux financiers et de les détourner par des fiscalités light. L’Europe est en première ligne sur ce dossier puisque des pays comme la France ont proposé de taxer les GAFA sur le chiffre d’affaires réalisé dans le pays où l’entreprise travaille. Le problème est qu’une taxe sur le chiffre d’affaires est très différente d’une taxe sur les profits. En outre, en matière fiscale, l’Union européenne a besoin de l’accord unanime de tous ses Etats membres. Or aujourd’hui, il y a des pays qui ne voteront jamais une telle disposition fiscale : le Luxembourg, l’Irlande, beaucoup de pays de l’ancien empire de l’Est. Beaucoup de ces pays ont beaucoup à gagner de la non imposition des GAFA.
Le troisième front est celui de la recherche. Les GAFA, par leur puissance financière, ont des services de recherche capables de recruter les meilleurs ingénieurs du monde. Amazon, Apple, Google travaillent énormément sur l’intelligence artificielle, les voyages dans l’espace et pas seulement à des fins touristiques, la santé et la lutte contre le vieillissement, les grandes maladies et peut être l’immortalité.
Ces services de recherche dépassent, et de loin, les moyens publics. Les démocraties essaient donc aujourd’hui de passer des accords de recherche avec les sociétés privées. Au siècle dernier, les entreprises privées avaient besoin d'aides publiques à la recherche. Aujourd’hui, c’est l’inverse. La Nasa et le Ministère américain de la défense essaient d’embarquer dans leur programme de recherche les services des GAFA. Une opération qui peut être politiquement très compliquée. Amazon accepte de passer des accords, mais Google refuse. Et si Google refuse, comme Microsoft, Apple et beaucoup d’autres, c’est parce que les grands axes de la recherche publique américaine sont évidemment porteurs d’objectifs militaires. Les grands du numérique ne veulent pas pour l’instant apporter leur savoir et leurs moyens au commerce de la guerre.
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