Les querelles entre Paris et Berlin se multiplient. Elles ne feront pas exploser le couple franco-allemand, mais elles constituent un indice et un accélérateur du délitement de l’UE, souligne Pierre Lévy, du mensuel Ruptures.
Apparemment, rien ne va plus entre Paris et Berlin. En mai 2017, Emmanuel Macron, à peine élu, s’était précipité dans la capitale allemande, suivant là une coutume instaurée par ses prédécesseurs. Le jeune maître de l’Elysée avait une ambition : séduire la chancelière pour l’associer à ses grands projets de rénovation de l’UE.
Lors de la réception, Angela Merkel avait donné dans la poésie, citant l’écrivain Hermann Hesse : « au début de toute chose, il y a un charme ». L’ancienne physicienne, qui se laisse rarement emporter par les passions éphémères, avait cependant ajouté à l’attention de son hôte fringant : « le charme ne dure que s’il y a des résultats ».
Deux ans plus tard, le paysage a totalement changé. Au point qu’un proche de la chancelière, l’eurodéputé (CDU) Daniel Caspary, n’a pas hésité à accuser le président français de vouloir « tout faire pour détruire la démocratie européenne ». Et de marteler : « il est en chemin pour devenir anti-allemand ». Si les propos sont particulièrement inhabituels, l’esprit en est partagé par nombre de dirigeants chrétiens-démocrates d’outre-Rhin, en particulier par la nouvelle patronne de la CDU, Annegret Kramp-Karrenbauer. Celle qui pourrait succéder à Angela Merkel à la tête du gouvernement fédéral avait déjà répliqué sans aménité et sans délai à la lettre qu’Emmanuel Macron avait adressée en mars dernier aux « citoyens européens ».
Le dernier point de friction en date, qui a provoqué l’ire de M. Caspary et de ses collègues, porte sur la désignation du futur chef de la Commission européenne. A Berlin, on défend la procédure qui a la préférence de l’europarlement : la présidence de la Commission devrait revenir au chef de file du parti européen arrivé en tête lors des élections des 23 au 26 mai. En l’occurrence, l’Allemand Manfred Weber, candidat du Parti populaire européen (PPE, droite) est donc tout désigné pour la fonction, soutiennent les dirigeants de cette formation qui compte dans ses rangs, parmi bien d’autres, la CDU ainsi que Les Républicains. Et ce, même si le PPE a beaucoup perdu lors du scrutin.
Pas question, a tranché le chef de l’Etat français qui avait déjà récusé la procédure et qui n’hésite pas à répéter aimablement que M. Weber « n’a pas la carrure ». Le Conseil européen du 20 juin n’ayant abouti à aucun compromis, les Vingt-huit dirigeants se retrouvent le 30 juin. Pour l’heure, la question reste ouverte : Paris et Berlin trouveront-ils un compromis susceptible ensuite d’être validé par les autres pays puis par les eurodéputés ? Une voie possible serait de confier la future direction de la Banque centrale européenne (BCE) à l’Allemand Jens Weidmann, un « faucon » monétaire (ce qui ne serait pas sans conséquence sur la zone euro), en échange du lâchage, par Berlin, de son candidat pour Bruxelles. Mais rien n’est encore joué.
En réalité, les contentieux et griefs mutuels s’accumulent depuis des mois. Parmi ceux-ci, figure en bonne place un vieux conflit entre les deux capitales. Paris plaide pour un « budget de la zone euro » très substantiel, qui viendrait au secours de pays tombant dans la récession. Berlin a toujours été plus que réticent face à une « union de transferts » (financiers) qui verrait des pays jugés laxistes dans leurs finances publiques bénéficier des largesses de l’Allemagne, première contributrice de l’UE. Finalement, le compromis trouvé mentionne bien l’existence d’un « instrument budgétaire », mais qui sera inclus dans le budget communautaire global, et d’ampleur plus symbolique que réelle (quelques dizaines de milliards d’euros, et non quelques centaines comme le voulait l’Elysée).
Le commerce international est également un point de friction. L’Allemagne, championne des exportations, craint comme la peste la guerre commerciale enclenchée par Donald Trump, et appuie le lancement des négociations entre Bruxelles et Washington en vue de faire revivre un mini TTIP, traité mort-né de libre échange entre les deux rives de l’Atlantique. La France n’est pas prête à toutes les concessions, et refuse par exemple l’intégration du domaine agricole.
Les bisbilles ne concernent pas que les échanges avec les Etats-Unis. Avec six de ses collègues (dont le premier ministre espagnol), mais contre Paris, la chancelière vient de signer une lettre pressant la Commission de terminer les négociations de libre échange avec le Mercosur (Brésil, Argentine, Uruguay et Paraguay).
De même, si les deux capitales sont officiellement d’accord pour taxer les géants du numérique (essentiellement américains, les « GAFA »), les dirigeants français ont été consternés du manque d’allant de Berlin, qui redoute des représailles sur ses exportations automobiles.
Et dans un domaine toujours commercial, mais qui est également stratégique, les règles d’exportations d’armements sont plus strictes en Allemagne qu’en France. Or, dès lors que des matériels ou systèmes militaires intègrent des composants issus des deux pays, un double feu vert est nécessaire. Et justement, les Allemands (pour des raisons de politique intérieure) viennent de bloquer certains contrats passés avec l’Arabie saoudite, au grand dam de Paris. Le conflit devrait prendre de l’ampleur à mesure que montent en puissance les projets industrialo-militaires communs.
Par ailleurs, les deux gouvernements se sont récemment affrontés sur le Brexit. Lors du Conseil européen d’avril, le président français plaidait pour ne pas reporter une troisième fois l’échéance du départ du Royaume-Uni, même sans accord, là où la chancelière, avec d’autres, reste toujours convaincue qu’il faut temporiser, toujours et encore.
On pourrait enfin citer la mauvaise manière que Paris a faite à Berlin lorsqu’il a choisi le camp des adversaires du gazoduc Nord Stream, dont le doublement devrait permettre la livraison de bien plus de gaz russe à l’Allemagne, mais qui est contesté par les pays les plus anti-russe. Finalement, une subtilité de la directive européenne permettra à l’Allemagne d’arriver à ses fins.
La liste est loin d’être exhaustive. Elle pourrait bien s’allonger dès lors que les frictions entre les deux pays relèvent – notamment – de deux contradictions objectives. La première a trait au décalage entre les tempos de politique intérieure de part et d’autre du Rhin. Angela Merkel, chancelière depuis 2005, est en fin de cycle.
Son aura a été en particulier altérée par sa décision, en 2015, d’ouvrir en grand les portes à plus d’un million de réfugiés. Depuis, son parti a connu des déconvenues électorales en série, notamment lors des élections générales de septembre 2017. Son affaiblissement, parallèle à celui des ses partenaires de coalition, les sociaux-démocrates, a conduit à un très laborieux renouvellement de cette alliance de plus en plus chancelante. Plusieurs élections régionales en 2018 ont accéléré ce délitement. Madame Merkel a dû annoncer qu’elle ne briguerait pas de nouveau mandat. Les européennes, ainsi probablement que les futures élections régionales en septembre et octobre 2019 devraient confirmer ce paysage politique délétère.
A l’inverse, Emmanuel Macron ne cesse de se rêver en rénovateur de la France, de l’Union européenne (et, qui sait, du monde…). Or son offre de partenariat privilégié, formulée à l’automne 2017, est tombée au plus mauvais moment pour Berlin. Dès lors, son fantasme de tandem jupitérien pour une « renaissance européenne » reste sans suite. Il en a sans doute conçu quelque aigreur. Et, de leur côté, les dirigeants allemands ne goûtent pas outre mesure son arrogante prétention de faire exploser le vieux monde politique, et d’exporter l’esprit « En Marche » au-delà des frontières. Son affaiblissement lié au mouvement des Gilets jaunes n’a pas nécessairement désespéré Berlin.
L’autre domaine de contradictions concerne les différences entre les deux pays qui déterminent des intérêts souvent divergents entre les deux capitales. La France et l’Allemagne ont des profils économiques et budgétaires contrastés, des caractéristiques industrielles et commerciales opposées. La démographie sépare également les deux rives du Rhin, ainsi que, dans un tout autre registre, le positionnement stratégique (arme nucléaire, conseil de sécurité de l’ONU…).
Dans ces conditions, est-on à la veille d’une nouvelle guerre franco-allemande ? Les Panzer vont-ils bientôt déferler dans nos campagnes ? Des missiles nucléaires français vont-ils prochainement viser le bassin de la Ruhr ? Pour l’heure, c’est peu probable.
Car, aussi réelles que soient les querelles et leurs déterminants, cela ne doit pas cacher que les deux gouvernements partagent, pour l’essentiel, les mêmes engagements. L’un et l’autre sont des inconditionnels de l’économie de marché, de la suprématie du privé sur le secteur public, du libéralisme mondialisé, et donc, malgré les différences, des partisans inconditionnels de l’intégration européenne.
Sur le plan extérieur, ils développent une vision analogue : une même amertume face à un Donald Trump plus tourné vers les intérêts américains que soucieux du camp occidental, une même hostilité vis-à-vis d’une Russie considérée comme un adversaire stratégique, une même inquiétude face à une Chine vue comme une menace économico-commerciale. Et, pourrait-on ajouter, une même exaltation de l’Etat de droit… sauf, bien sûr, quand les dirigeants en place ne leur conviennent pas, de Damas à Caracas.
Le « couple franco-allemand » n’est donc pas à la veille de la rupture. Le « traité d’Aix-la-Chapelle », signé en janvier dernier, même s’il est moins ambitieux que ne le rêvait l’Elysée, montre que, malgré tout, les dirigeants allemands et français entendent continuer à cheminer ensemble.
Ce qui est en revanche nouveau, c’est que les disputes apparaissent de plus en plus sur la place publique, là où elles restaient, jadis et naguère, confinées hors des yeux du grand public. Et cela n’est pas sans conséquence.
Dans l’UE d’hier (et plus encore la CEE d’avant-hier), le couple franco-allemand était réputé faire la pluie et le beau temps. Dans celle d’aujourd’hui, composée de vingt-sept membres qui divergent sur des sujets sans cesse plus nombreux, cette toute-puissance est de plus en plus fragile, même avec une harmonie franco-allemande.
Or cette dernière bat de l’aile. Ce qui constitue tout à la fois l’indice et l’accélérateur du délitement progressif de l’Union européenne.
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