Guerre en Ukraine : si les États-Unis «échouent, l'OTAN s'effondrera et l'Europe retrouvera sa liberté», estime Emmanuel Todd
Interviewé par un quotidien italien, l'anthropologue français Emmanuel Todd a estimé qu'une défaite russe en Ukraine prolongerait la soumission des Européens aux Américains «pendant un siècle». A l'inverse, en cas de défaite de Washington, l'OTAN se «désintégrera» et le Vieux continent sera «libre».
«Une guerre a commencé. C'est l'issue de cette guerre qui décidera du sort de l'Europe». Dans une interview au quotidien italien Corriere de la Sierra, publiée le 7 octobre, l'anthropologue français a été interrogé sur son analyse du conflit ukrainien. Une analyse, notamment étayée dans son dernier ouvrage, La Défaite de l’Occident (Gallimard, 2024), qui a fortement déplu à une partie de la presse française.
En effet, certains titres lui avaient diagnostiqué une «poutinophilie», ou encore de vouloir prendre «ses rêves pour des réalités», «triturant» les données jusqu’à ce qu’elles collent à son «hypothèse fallacieuse», l'accusant d'effectuer un travail d’«idéologue».
Concernant ces accusations, Todd a notamment égrainé auprès du Corriere une série de réalités. «C’est un fait que l’armée ukrainienne est en retraite et qu’elle a du mal à recruter des soldats. C’est un fait que les sanctions économiques occidentales ont fait plus de dégâts à l’économie européenne qu’à l’économie russe et c’est aussi un fait que la stabilité politique de la France est aujourd’hui plus menacée que celle de la Russie», a-t-il asséné, après avoir rappelé que les États-Unis «n’ont pas été en mesure de produire l’équipement militaire dont les Ukrainiens ont besoin».
Des États-Unis dont l’«industrie a été épuisée par la financiarisation», a-t-il ajouté, estimant que c’est cette presse française qui «vit dans un rêve».
Séparer la Russie de l’Allemagne : une «priorité pour les stratèges américains»
«Si la Russie était vaincue en Ukraine, la soumission européenne aux Américains se prolongerait pendant un siècle» a estimé Todd.
«Si, comme je le pense, les États-Unis sont vaincus, l’OTAN se désintégrera et l’Europe restera libre», a poursuivi celui qui avait prédit l'effondrement de l'URSS dans son ouvrage La chute finale (Éd. Robert Laffont, 1976) quinze ans avant qu’elle n’advienne.
Selon l’anthropologue français, cette subordination des Européens à Washington a «commencé en Ukraine», rappelant les prises de paroles communes du président français Jacques Chirac, de son homologue russe Vladimir Poutine et du chancelier allemand Gerhard Schröder, à l’occasion de l’invasion de l’Irak lancée en 2003 par les États-Unis. Situation qui aurait «terrifié Washington».
«Il semblait que l’Amérique risquait d’être expulsée du continent européen», a-t-il poursuivi, ajoutant que «séparer la Russie de l’Allemagne» était alors «devenue une priorité pour les stratèges américains».
«L’OTAN n’existe pas pour nous protéger, mais pour nous contrôler»
«L’aggravation de la situation en Ukraine a servi cet objectif. Forcer les Russes à entrer en guerre pour empêcher l’intégration de facto de l’Ukraine à l’OTAN a été, dans un premier temps, un grand succès diplomatique pour Washington» a analysé Todd. Si les Américains sont parvenus «dans la confusion générale», à «faire sauter le gazoduc Nordstream», c’est dans un second temps – celui «de la défaite américaine» –, le contrôle américain sur l’Europe qui «sera pulvérisé».
«Le choc psychologique qui attend les Européens sera de comprendre que l’OTAN n’existe pas pour nous protéger, mais pour nous contrôler», a-t-il par ailleurs estimé, après avoir qualifié de «ridicule» l’«hystérie russophobe occidentale, fantasmant sur le désir d’expansion russe en Europe». À ses yeux, la Russie n’a «ni les moyens ni la volonté» de s’étendre «une fois les frontières de la Russie procommuniste reconstituées».
En début d’année, des chancelleries occidentales avaient multiplié les déclarations alarmistes, selon lesquelles la Russie pourrait s’attaquer à des pays de l’OTAN après en avoir terminé avec l’Ukraine. Des allégations qu’avait notamment qualifiées d'«absurdes» et «délirantes» Vladimir Poutine lors d’une rencontre avec la presse début juin à Saint-Pétersbourg. Le président russe avait déjà déclaré lors d’une interview, mi-décembre, que son pays n’avait «aucune raison, aucun intérêt – ni géopolitique, ni économique, ni politique, ni militaire – de se battre avec les pays de l'OTAN».