Les mesures de distanciation sociale et le port du masque anti-Covid, s'ajoutant à l'usage quotidien des technologies connectées, dessinent un monde déshumanisé, aseptisé et «hyper-contrôlé», selon l'essayiste Eric Verhaeghe.
Par un curieux mouvement de pensée, les pouvoirs publics se sont efforcés d’affirmer que la «rentrée» de cette semaine était «normale». Brutalement, on se demande si la société que nous craignions de voir advenir, il y a 30 ou 40 ans, celle d’un futur aseptisé, hyper-technologisée et déshumanisée, n’est finalement pas notre actualité la plus terrible.
Il fallait lire les propos rassurants du ministre de l’Education nationale, Jean-Michel Blanquer, et ceux du Premier ministre, Jean Castex, sur la rentrée «sereine» ou la plus normale possible pour capter cet étrange mouvement de la pensée qui anime désormais nos élites : nous persuader que porter un masque pour tout déplacement hors de son domicile, que vivre sous une surveillance sanitaire permanente, avec des statistiques quotidiennes de contagion, est une vie «normale». Et soudain, ce discours nous interroge sur la survenue d’un futur qui, dans le cinéma populaire du XXe siècle, était présenté comme un destin anxiogène mais évitable. Au fond, le cauchemar se réalise, et nous sommes priés de l’admettre comme normal.
Vie d’enfants, vie de science-fiction
Après le confinement, dans la semaine où ma fille de sept ans est retournée à l’école, elle s’est employée à réorganiser l’appartement en tenant compte des normes sanitaires désormais imposées par le gouvernement. Elle avait dessiné sur le sol des zones avec des distances à respecter et des circuits de circulation. Le vocabulaire de la prophylaxie officielle n’a désormais plus aucun secret pour elle : les gestes barrières, le virus, et même le combat anti-bactérien, lui sont beaucoup plus familiers que le Petit Prince.
Tous les films de science-fiction que nous avions vus se réalisent avec une déconcertante rapidité et facilité
L’une des marques laissées dans nos épidermes par le virus sera bien celle-là : les enfants en savent désormais beaucoup plus, au moins au même âge, que leurs parents sur les maladies, les contaminations et les moyens de s’en protéger. Dans notre enfance, nous avions peur qu’un jour notre vie bascule dans une spirale sanitaire. Et cette spirale est en cours. Tous les films de science-fiction que nous avions vus se réalisent avec une déconcertante rapidité et facilité. Ce qui était une angoisse d’enfant est devenu la réalité de nos enfants.
La déshumanisation, c’est maintenant
Donc, nos enfants grandissent désormais dans un monde où tous les contacts sont le plus limités ou intermédiés possible. Il n’est plus question de s’embrasser (manie qui, il est vrai, avait pris trop de place) pour se saluer, ni de se serrer la main, ni de se toucher. Il n’est plus question de sympathiser au bar, au restaurant, au bistrot, avec ses voisins de table. Cette désocialisation s’ajoute aux manies venues des films futuristes. Une montre connectée au poignet, un téléphone cellulaire dans la poche, l’humain d’aujourd’hui est déjà plus proche du héros de Soleil vert ou de l’Âge de Cristal que de nos parents. Partout où il est, il peut converser avec un interlocuteur situé à l’autre bout du monde sans avoir le droit de parler à son voisin direct qu’il ne connaît pas. Il peut suivre en direct son pouls, sa tension, recevoir des messages personnalisés l’invitant à modérer son comportement de telle ou telle façon (marcher plus, travailler moins, ne pas s’endormir). Il est déjà cet humain amélioré qu’on voyait dans des séries à succès. Et pour comble, cet humain évolue comme on nous le montrait, comme on le craignait, dans l’enfer aseptisé et hyper-contrôlé qui paraissait impossible à admettre. Mais essayez donc d’entrer en contact avec une personne du sexe opposé aujourd’hui, essayez de prendre la parole en public pour exprimer votre point de vue, et vous vous apercevez qu’une grande mécanique de répression se met en place. La réalité est que, forts de nos communications virtuelles permanentes, nous bannissons peu à peu la «liquidité sociale», ce contact spontané et physique entre les individus, au gré des rencontres et au hasard des rues. La déshumanisation est déjà bien entamée.
Organiser d’ores et déjà la résistance clandestine !
Face à ce monde monstrueux qui s’annonce, il devient urgent d’organiser la résistance. C’est tout un mode de vie humain et humanisé que nous devons désormais préserver pour le transmettre à nos enfants, sans quoi leur paradigme de référence sera bien cette société normalisée, aseptisée, hyper-contrôlée, où la spontanéité des rapports humains est vécue comme suspecte, voire coupable et répréhensible.
Il faudra réapprendre à se rencontrer au café, dans le métro, sur un bout de trottoir, sans «speed dating» organisé par un site payant. Il faudra réapprendre à vivre le quotidien ensemble
Dans les mois qui viennent, il faudra retrouver le sens de la parole «immédiate», c’est-à-dire l’art de parler à des inconnus dans la rue, de parler de tout et de rien, de commenter le temps qu’il fait ou le dernier match de football. Il faudra réapprendre à se rencontrer au café, dans le métro, sur un bout de trottoir, sans «speed dating» organisé par un site payant. Il faudra réapprendre à vivre le quotidien ensemble. Comme si nous formions une société humaine avec un projet commun et des choses à partager entre nous. Le drame est sans doute que, en écrivant ces choses simples et évidentes, on se dit tout bas qu’il y aura du boulot pour y arriver.
Eric Verhaeghe
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