Forces de l'ordre, armée, sapeurs-pompiers : les suicides continuent... dans le silence médiatique
La pandémie mondiale due au Covid-19 occupe une large part de la couverture médiatique française depuis le cœur du mois de mars, mais pendant ce temps, les suicides des pompiers, policiers et militaires continuent ; comme les années précédentes.
«Si personne n'en parle, c'est comme si ce n'était pas arrivé, en quelque sorte. Alors on continue le combat pour parler du problème [...] Ce n'est pas Castaner qui va en parler en ce moment, ça c'est sûr !» : Christelle, de l'association Uniformes en danger, est du genre inlassable. Sur tous les fronts à la fois, en plus du travail, elle répond aux nombreuses sollicitations des familles endeuillées par la perte d'un des leurs qui portait un uniforme, qu'il s'agisse d'un suicide, d'un accident ou d'un meurtre.
Entre propositions d'accompagnement par un thérapeute, soutien au moment des funérailles et contact quotidien... quand elle ne distribue pas des masques de protection sanitaire aux forces de l'ordre et aux soignants, la bénévole ne compte pas ses heures.
Pour rendre hommage et alerter également, la militante tient également à jour un compteur, celui de la douleur, qui recense les personnes qui se sont ôté la vie parmi les effectifs des policiers nationaux et municipaux, des gendarmes, du personnel pénitentiaire, des douanes, des armées ou encore parmi les pompiers.
Au moment de la publication de cet article, 21 personnes avaient mis fin à leurs jours depuis le début de l'année parmi les sept corps de métiers recensés, dont déjà 11 dans la police nationale, le métier le plus touché chaque année parmi les uniformes, parfois à égalité avec la gendarmerie.
Quantitativement, ce chiffre est pour l'instant inférieur à celui de l'année dernière. Ainsi, lors de la publication de notre article du 19 avril 2019, un compteur similaire affichait 37 morts dont 29 dans la police nationale.
Le ministère de l'Intérieur a été interpellé à plusieurs reprises à ce sujet par les organisations syndicales du secteur et surtout par les associations de policiers en colère. Les plateformes téléphoniques d'écoute et les appels à la convivialité dans les commissariats venant de la direction générale de l'époque n'ont pas vraiment apaisé les critiques, surtout après les longs mois passés sur le terrain à réaliser des opérations de maintien de l'ordre délicates et répétitives.
Mais Christelle insiste : «Il n'y a pas que la police nationale non plus, on oublie trop facilement les personnels des prisons et les policiers municipaux.»
Sur la page Facebook d'Uniformes en danger figure depuis le 19 avril 2020 le portrait d'un pompier souriant et ce message : «Nicolas A. était sapeur-pompier au SDIS d'Agde (34), il a malheureusement décidé de quitter ce monde. Pendant cette période de confinement, la faucheuse est toujours présente et en toute discrétion continue son chemin dévastateur.» L'organisation souligne également les difficultés pour obtenir plus d'informations de la part de «cette corporation».
Chaque cas devient personnel pour l'associative. Elle parle de chacun dont elle se souvient avec le prénom, celui d'un ou d'une proche, parfois l'âge et la fonction... «On a eu quatre suicides en une semaine», énumérait-elle, soufflée, au téléphone le 16 avril. «La dernière, c'est Meidi, 30 ans, gendarme, maréchale des logis cheffe, en Nouvelle-Calédonie, avec son arme de service... Thierry, policier à l'état-major de Mayotte, surnommé Pouic Pouic... Lionel, 52 ans, formateur qui enseignait les techniques d'intervention à l'école de police de Sens. Ces deux-là sont morts le même jour», relevait-elle. Avant d'enchaîner : «Avant ça, il y a eu Céline qui travaillait au renseignement et qui habitait Charenton, 45 ans, elle s'est ôté la vie le jour de son anniversaire.»
Professionnel, personnel, multifactoriel... Le suicide frappe à tous les âges, dans toutes les tranches de la société et assez souvent dans ces corps de l'administration qui impliquent l'ordre, la sécurité des autres et le port d'un uniforme.
Les insultes et les menaces de mort à longueur de journée, il faut être blindé, lui il n'a pas supporté
C'est ainsi que Christelle a mis RT France en relation avec Valérie. Son mari était un ancien CRS qui avait demandé sa mutation en centre de rétention administrative par besoin de stabilité géographique.
Ce dernier a mis fin à ses jours le 13 janvier 2020 avec son arme dans les toilettes du centre où il travaillait en Bretagne. Au téléphone, la veuve encore sous choc, essaie de bien décrire l'homme qu'elle aimait et avec qui elle s'était mariée il y a seulement deux ans : «Laurent avait 30 ans de police derrière lui et il dit dans sa dernière lettre : "Je suis usé, lessivé, la vie ne me fait plus rire du tout, je ne crois plus en rien, le monde est tordu." Respect mutuel, honneur et solidarité, c'était sa devise. Il ne supportait plus ceux qu'il appelait les "clients", c'est-à-dire les personnes en rétention, les insultes et les menaces de mort à longueur de journée, il faut être blindé, lui il n'a pas supporté et il en est arrivé là. Trois ans là-bas, ça l'a changé. Il retournait au travail à reculons, il a fait remonter des alertes, mais en haut, on ne sait pas trop ce qu'ils en font... C'était un travail qui ne menait plus à rien pour lui. Il faut rappeler que si on croit les policiers durs, ce sont des humains, avec des familles, des enfants aussi. Laurent, il prenait tout cela très à cœur. Il avait des collègues formidables qui l'ont toujours soutenu, mais le policier n'ose pas aller voir un thérapeute, bien souvent.»
C'est une vrille qui dure des semaines, puis la personne sourit, est détendue, c'est qu'il est presque trop tard
Comme le résume Christelle, militante dans une association, qui est elle-même «passée par-là» (comprendre la dépression liée à un contexte professionnel) : «Tout ce que me décrit Valérie, c'est ce qu'on apprend aujourd'hui en formation sur le suicide. C'est une longue vrille qui dure des jours, des semaines, puis on voit la personne qui sourit, qui est détendue. C'est qu'il est presque trop tard, la personne a déjà pris sa décision. C'est caractéristique. Ce sont les étapes qui préfigurent un suicide.»
Valérie décrit : «Le lundi midi [avant son suicide], il a mangé avec ses collègues, il blaguait, il rigolait beaucoup. Ils n'ont rien vu venir, ils sont choqués.»
Un contexte professionnel très dur et un compteur ignoré
La veuve, qui s'accroche comme elle peut, a trouvé une thérapeute grâce à l'association mais elle dresse un sombre constat sur l'institution : «Dans la police, ça va mal, il y a plein de choses qui ne vont pas... En plus, ils se font attaquer et il ne faut rien dire. Mais, ça va devenir quoi, ce pays ?»
L'inlassable membre d'Uniformes en danger est amère également : «En ce moment, quand je publie sur notre page Facebook, il y a vachement de gens qui s'étonnent qu'il y ait encore des suicides... Eh oui, il y en a, c'est juste qu'on n'en parle pas, tout simplement, mais le compteur continue de tourner.»
Antoine Boitel